C'était il y a de cela dix-huit années. Le monde violent et sans pitié des lycans et des vampires se mêlait sans trop de peine à celui des humains ; ceux-ci coulaient des jours heureux sans jamais soupçonner l'existence de ces créatures mythiques et très dangereuses. Parmi les buveurs de sang, les Suzu prospéraient, et s'affichaient comme une des familles de vampires les plus connues de l'époque. Ils ne comptaient que quelques représentants, et bientôt, il ne resta plus que deux branches encore vivantes ; car les sang-pur n'étaient pas monnaie courante, il faut bien le dire. Lorsque vous vous présentiez à un autre vampire de classe normale en tant que Suzu, soyez sûr qu'on s'inclinait devant vous et vous témoignait le plus grand respect... de bonne ou mauvaise grâce. D'un point de vue humain, vous étiez plutôt considéré comme un bourgeois.

Asami et Suzu s'étaient mariés depuis deux ans. Leur unique enfant était un véritable prodige, comme on en avait jamais vu ; même pour un vampire, leur fille était surdouée dans tous les domaines. Ses capacités physiques dépassaient l'entendement, elle apprenait très vite, bref, un cadeau du ciel. Elle manifesta plus vite que la moyenne son vampirisme. Ils la nommèrent Kei, prénom certes masculin, mais, pour Hiroshi, c'était son nom destiné. Leur héritière était parfaite.

On aurait donc pu penser que tout allait pour le mieux ; mais, un an, presque deux, après la naissance de Kei, un autre enfant avait vu le jour. Asami s'attendait à un deuxième prodige et caressait perpétuellement son ventre avec un sourire confiant aux lèvres, et ne cessait de s'entretenir avec son mari du sexe de leur deuxième produit et de son nom.

Avaient-ils trop espéré ? S'étaient-ils attendus à une petite vampire aux yeux ensorcelants, à la démarche souple et fluide, aux sens surdéveloppés, aux mêmes cheveux d'ébène que tous les Suzu portaient ? Ce fut déjà un grande déception lorsqu'on découvrit que ce n'était non pas un garçon, comme ils l'avaient tant souhaité, mais une fille. A sa naissance, leur estime tomba un peu plus. Ce n'était pas les racines d'une chevelure noir corbeau que le chérubin possédait, mais des racines plutôt... rousses ? Asami gardait espoir, disant que cela ne durerait que quelques temps ; mais Hiroshi était plus dubitatif que sa femme. Il considérait sa deuxième fille d'un œil mauvais, comme s'il pressentait que leurs espérances seraient réduites à néant. Ils avaient tant espéré avoir un double de Kei au masculin, que chacune des différences entre celle-ci et sa cadette leur apparaissait comme un blasphème.

Vous l'aurez deviné, cette petite n'était autre que Shina Suzu, dont la vie commençait plutôt mal. Plus elle grandissait, plus les craintes de ses parents se confirmaient. Non, ses cheveux n'étaient pas roux. Ils étaient... rouges. D'un rouge vif et beau, montrant une claire ressemblance avec le sang ; mais Hiroshi et Asami trouvaient cette couleur d'une laideur à vomir. Mais ce n'était pas tout. A quatre ans, alors que Kei parlait comme une adulte en affichant toujours un air calme et posé, Shina ne montrait aucune trace de vampirisme. Quand son ainée courait des kilomètres sans s'arrêter et ne manifestait aucune fatigue, elle perdait haleine derrière elle, le cœur battant à tout rompre et les jambes flageolantes. Si elle avait le malheur de s'arrêter, Asami la rouait de coups sans aucune pitié, blessée et vexée au plus profond de son être de s'être trompée à son sujet. Ces entrainements quotidiens étaient habituels pour tout vampire qui se respecte, même si Kei maintenait une cadence supérieure à la normale, même pour ces créatures mythiques. Shina n'aurait pas du peiner ainsi pour la suivre. Elle suffoquait, et chaque soir, elle s'effondrait comme une masse dans son lit sans avoir la force de changer de vêtements. On dit que les vampires ne dorment pas vraiment, que c'est plutôt une espèce de coma ; eh bien, elle, dormait. Hiroshi avait abandonné la lutte, la déclarant humaine, mais Asami luttait avec rage pour faire remonter le niveau de cette gamine qui lui ruinait la réputation. D'un commun accord, les deux mariés renièrent l'existence de leur deuxième fille, prétendant une fausse couche (fait jamais vu chez les vampires) auprès de ceux qu'ils avaient déjà prévenu.

Le fait le plus étrange était l'alimentation de Shina. Elle se comportait en véritable humaine. Le goût du sang la répugnait, et elle était prise de nausée en voyant un cadavre desséché que sa sœur et ses parents dévoraient sans se poser de questions. Elle se forçait à boire pour ne pas déplaire aux adultes, mais vomissait généralement tout dans le reste de la soirée. Sa mère lui hurlait alors dessus en la forçant à nettoyer. Elle frôla la mort plusieurs fois à cause de la faim qui lui dévorait l'estomac. Asami allait acheter de la nourriture pour mortels pour elle, souhaitant tout sauf la voir aux yeux de tous. Elle fut plusieurs fois tentée de la laisser mourir de faim, ou de l'achever même. Tout attachement maternel la quittait peu à peu, en imaginant qu'elle appréciait déjà un peu sa progéniture, et elle ne cessait de répéter qu'elle était dégoûtée par le monstre qu'elle avait sorti de ses entrailles. Chacune de ces paroles, que la femme prononçait sans même se soucier de la présence ou absence de sa fille, blessait terriblement cette dernière au plus profond d'elle-même. Elle rêvait de recevoir de l'amour, surtout de sa mère, autant que Kei, qu'elle jugeait comblée et qui ne se rendait même pas compte de la chance qu'elle avait. La petite avait rejeté toute sa haine contre son ainée, la décrétant coupable de tout son malheur.

Neuf années passèrent, plus affreuses les unes que les autres, et tout allait de mal en pis. Shina se contentait de jeter des regards chargés d'amertume et de colère à Kei plutôt de que de lui parler. Les jours s'enchainaient et elle était de plus en plus fatiguée par ces entrainements quotidiens. Elle ne se nourrissait que très peu malgré son besoin de manger vu l'exercice intensif qu'elle fournissait. Elle s'effondrait de plus en plus souvent en plein entrainement, pleine de sueur, accumulait les marques de coups, crachait parfois du sang, vomissait, et versait des millions de larmes amères lorsqu'elle était seule. Quelque chose d'inquiétant se passait en elle, mais personne n'était là pour le remarquer, en tout cas personne ne l'aida ; l'expression de ses yeux était de plus en plus réduite. Avant, il y avait toujours cette lueur d'incompréhension et de profond chagrin qu'on pouvait lire dans ses prunelles de braise, mais, à neuf ans, il n'y avait plus rien d'autre que la fureur. Ce fut ce sentiment qui l'aida à rester vivante. Sinon, elle n'aurait été plus qu'une coquille vide sans aucune émotion.

Un jour, le couple fut forcé de partir en laissant les deux enfants seules. Shina assistait aux au revoir de sa "famille" en sentant monter une bile amère dans sa bouche. Hiroshi frottait affectueusement les cheveux de Kei avec un regard attendri ; Asami déposait un doux baiser sur son front puis la prenait dans ses bras. Dans l'angle du couloir, la gorge serrée par la colère et la tristesse, les yeux embués de larmes, la haine de la petite atteignit son paroxysme. Pourquoi cette crétine restait-elle impassible devant ces manifestations d'amour à son égard ? Pourquoi conservait-elle cet air dédaigneux et supérieur ? Pourquoi leurs places ne se seraient-elles pas échangées, hein ? Et si c'était elle qui était née avec ce physique de rêve en tant que vampire, plutôt qu'avec ces cheveux immondes ?

Shina, même si elle n'avait pas une ouïe de vampire, entendit très nettement les paroles de sa mère destinées à sa fille ainée. Elle lui disait de garder courage et d'empêcher la "chose" de faire des bêtises, et, même si c'était dur, supporter cette compagnie insupportable.

C'en était trop. La vision de la petite fille vira au rouge ; elle n'avait qu'une seule envie : étriper cette idiote de première, l'étrangler avec ses boyaux, lui faire ravaler son air insuffisant, lui arracher les yeux, défouler toute sa haine qui irradiait tout son corps. Tremblante, en sueur, le visage baigné de larmes, elle n'eut rien le temps de faire qu'elle vomissait en s'agrippant d'une main au mur. Les bruits alertèrent Asami Suzu qui, de la tendresse passa à une rage folle, se rua vers les lieux. En voyant son parquet sali et surtout le "monstre", elle éprouva les mêmes envies meurtrières que Shina précédemment. En lui attrapant sèchement les cheveux, elle releva de force la tête de la pauvre qui s'essuyait la bouche d'un revers de main, le visage baignant de sueur. En sifflant une injure, elle lui asséna une gifle retentissante rendue extrêmement puissante grâce à la force titanesque des vampires, qui fit bourdonner la tête de la rougette. Après un regard glacial, chargé de rancœur, Asami Suzu fit sèchement demi-tour, poussa son mari à l'extérieur puis claqua la porte sans se retourner, laissant sa fille pantelante.

Le souffle rauque, Shina resta immobile quelques instants, agitée de violents sanglots. L'odeur de ce qu'elle avait rejeté lui donnait une nausée encore plus forte, aussi se releva-t-elle avec précaution pour s'écarter. Prête de s'effondrer, elle la vit ensuite. Avec son sourire ironique, sa démarche négligente, son air provocateur. La haine et la douleur accumulées tout au long de ces neuf années explosèrent d'un coup ; elle vida son sac en hurlant, et cracha au visage de Kei tous ses sentiments à son égard. Elle la détestait du plus profond de son âme, et elle le lui fit savoir avec des mots plus tranchants et blessants les uns que les autres. Trop faible pour la frapper avec ses poings, elle le fit avec sa langue.

Son discours fini, elle releva la tête, et vit à sa grande stupéfaction que la Kei si imperturbable pleurait. Oui, pleurait. Malgré la chance qu'elle avait eue toute sa vie. La bouche de la petite s'ouvrit toute seule, et elle fut totalement décomposée. Son premier sentiment fut de la colère encore plus vive : elle osait pleurer alors qu'elle avait tout ce qu'elle voulait ? Mais cela se mua rapidement en incompréhension et en début d'affection. Son ainée n'était donc pas dépourvue de sentiments. Un peu gênée par ce qu'elle venait de dire, elle s'approcha maladroitement, et posa une main incertaine sur son épaule, ne sachant comment s'y prendre.

C'est ainsi que débuta leur amitié quelque peu insolite. Trois jours plus tard, leurs parents revenaient. Quand ils ouvrirent la porte sans bruit, ils tombèrent sur les deux sœurs assises très proches l'une de l'autre sur le canapé en train de bavarder paisiblement. L'ébahissement laissa très rapidement place à la colère ; il n'y avait pas de place pour le doute. Alors que Hiroshi attrapait brusquement le bras de Kei pour l'écarter de Shina, Asami alla droit sur celle-ci et s'empara de son bras avec une violence inouïe. Elle le tira vers elle avec une telle force que la jeune fille crut qu'elle allait se déboiter l'épaule, ce qui manqua de se faire de très peu. Puis elle la frappa sans se retenir, les yeux embués de larmes de colère et de honte. Honte car elle avait failli à sa tâche de préserver son ainée de cette chose d'une laideur à vomir. Hiroshi, le temps de choc passé, eut la même réaction que sa femme sur Kei. Les deux enfants furent battues longtemps, le temps que la rage des deux vampires s'apaise légèrement. Puis Shina reprit sa place dans son minuscule placard miteux, tandis que Kei était enfermée dans une autre pièce tout aussi étroite bien à l'écart de la sienne. Enfermée ainsi dans cette ridicule pièce, Shina éprouvait moins de peur et de douleur. Elle avait quelqu'un pour l'aider, et on n'aurait pu lui faire plus beau cadeau.

Elle n'aurait su définir le temps qu'elle resta, dévorée par la faim, dans ce placard sombre. Celui-ci étant dans le sous-sol, elle n'entendait rien, et ne pouvait donc écouter quelque conversation qui aurait su la distraire de son ennui. Si on dit que les vampires sont dotés d'une patience hors du commun, alors ce n'était pas son cas, et cela ne changea pas par la suite. Certainement était-ce du à son éveil très tardif, mais revenons-en à l'instant passé. Les minutes se transformèrent très vite en heures innombrables. Elle ne voyait pas quand le jour se levait et quand la nuit prenait sa place. Elle s'était évanouie déjà deux fois, la tête lui tournant, l'estomac hurlant et le gosier en feu, lorsqu'enfin la clé tourna dans la serrure. Elle leva des yeux brillants et vit apparaitre sa mère, dont l'expression était proprement terrifiante. Son regard glacial la toisait avec un mépris et une rage non dissimulés. Visiblement, elle avait été très tourmentée par les événements, car des cernes étaient apparus sous ses yeux, très voyants à cause du contraste que ce bleu sombre offrait face au blanc laiteux de sa peau. Shina ne put réprimer un élan d'affection et de pitié pour sa pauvre mère qu'elle aimait malgré tout. Visiblement, ce n'était pas réciproque. Elle lui attrapa le bras et la sortit sans ménagement malgré son état de faiblesse. La suivant comme elle pouvait, Shina entra ensuite dans le salon. S'y trouvaient déjà son père et sa sœur, avec qui elle échangea un bref regard pour y puiser un peu de force pour résister à ce qui allait suivre.

A sa grande surprise, aucun mot ne fut prononcé. Un silence électrique pesait sur la petite assemblée, si lourd qu'elle osait à peine respirer. Asami évitait soigneusement du regard ses enfants, gardant les yeux rivés sur la fenêtre, sans montrer aucun signe d'impatience. Hiroshi, quant à lui, restait figé devant la vitre, les mains croisées dans le dos, semblant attendre quelque chose. Quelque chose qui ne présageait rien de bon. La jeune fille avait un très mauvais pressentiment, et l'angoisse lui tordait le ventre de manière très désagréable.

Deux heures s'écoulèrent ainsi, dans une absence de mouvements et de sons oppressante. Enfin, des crissements de pneus sur le gravier de la cour devant la maison se firent entendre, et Shina tressaillit, contrôlant de peu un sursaut d'inquiétude. Elle n'osa pas bouger, à l'instar de la famille qui n'esquissait pas un geste, tous à leur poste. La sonnerie retentit avec un timbre qui sonna lourd de menace - sans aucune raison - à la rougette fiévreuse. Hiroshi se dirigea à pas lents vers la porte, les jambes raidies et le corps tendu. Il ouvrit la porte, et les deux personnes qui apparurent sur le palier firent naitre un hoquet de stupeur sur les lèvres de la petite. Sans tenir compte du regard assassin que lui jeta sa mère, elle écarquilla les yeux. Leurs visiteurs n'étaient autre que des... Lycanthropes ! Que faisaient-ils ici ? Les vampires n'étaient-ils pas censés les haïr du plus profond de leur être ? Ses géniteurs répugnaient même à dire leur nom, comme s'ils étaient imprononçables ou risquaient de les salir.

Le couple s'approcha des Lycans, puis tous s'entretinrent en murmurant en gardant une respectable distance entre eux. Finalement, une poignée de mains s'échangea ainsi qu'une moue de dégoût, sous le regard interloqué de Shina. Encore plus étrange, les Vampires leur donnèrent une énorme liasse de billets, puis Asami se tourna vers ses enfants avec un regard glacial, puis, sans mot dire, les attrapa toutes deux par une épaule et les projeta avec violence vers les deux loup-garous. Ceux-ci prirent le relai et les entrainèrent dans une voiture noire aux vitres teintées, où les attendait un chauffeur à la mine patibulaire.

Un nouveau calvaire commençait. Shina ne tarda pas à comprendre qu'elle et sa sœur avaient été vendues aux Lycanthropes en tant qu'esclaves ; on les mena au repaire des Lycanthropes, où, les premiers temps, elles furent traitées comme des chiens. Elles devaient accomplir toutes les basses tâches, on les insultait, on leur jetait des regards dédaigneux, bref, une vraie galère. Shina fit la connaissance de John Nigel, avec qui elle s'entendait très bien malgré sa difficulté à l'avouer. Mais, en parallèle, peu à peu, malgré leur relation dure comme du fer, les deux sœurs s'éloignaient au niveau de la position sociale. Kei parvint à s'adapter et à se faire accepter par les Lycanthropes, même respecter grâce à sa bravoure, son honnêteté et ses capacités physiques étonnantes ; mais la rougette, quant à elle, était toujours reniée et détestée.

Un jour, un Lycan qu'elle détestait particulièrement qui faisait en permanence exprès de la provoquer, l'énerva plus que d'ordinaire et l'insulta comme jamais en la traitant de vampire incapable de se protéger seule, ayant constamment besoin de sa sœur. Elle le prit très mal et se jeta sur lui avec l'intention de lui faire la peau ; malheureusement, tous se retournèrent contre elle et elle fut gravement blessée. John la sauva de peu et tous deux s'enfuirent. Ils restèrent deux ans ensemble, plutôt synonymes de bonheur, sans que Shina manifeste ses premiers instincts vampires. Finalement, ils furent séparés par un coup de la malchance, car la vampire fut attaquée par les Blood Studs. Ils la prirent sous leur aile sans grande bonté, et la prirent en tant qu'esclave pour une humaine plutôt robuste suite à tout son entrainement. Son maitre lui menait une vie infernale. Elle développa enfin ses instincts vampires mais en cachette, sans rien en dire à son entourage. Son maitre, qui ne s'inquiétait guère d'elle car il se pensait beaucoup plus puissant, ne se méfiait pas ; un jour, elle le prit seul dans sa chambre au manoir. Étant une vampire très récemment née, elle possédait énormément de force même si peu contrôlée, aussi le déchiqueta-t-elle sans problème en usant de son avantage de surprise, sans oublier de lui enfoncer un pieu dans le cœur puis de couper le corps en plusieurs morceaux et de les faire brûler dans la cheminée de la chambre. Elle s'enfuit rapidement avant qu'on ne remarque le meurtre. Elle se terra alors, car tous avaient deviné qui était l'auteur de ce crime, et elle était très recherchée car le défunt était un homme haut placé ; elle s'entraina physiquement dans son coin, puis pointa enfin son nez au-dehors pour apprendre que Kei était à présent dans une académie mêlant vampires et humains. Elle s'y rendit alors avec l'espoir de la revoir, sans pour autant abandonner ses recherches de John.